La valeur du mariage, Kierkegaard

Le mariage défendu par la philosophie

Valeur du mariage KierkegaardQuand j’ai lu l’Eloge de l’amour d’Alain Badiou, je me suis dit qu’il fallait que j’aille creuser du côté de Kierkegaard et pas seulement parce qu’il a un nom rigolo (ou imprononçable au choix !)

Badiou reprenait les trois stades de l’existence (esthétique, éthique, religieux) qu i sont au fondement de la philosophie de Kierkegaard et les inscrivait dans l’expérience amoureuse. Au stade esthétique l’expérience de l’amour est celle de la séduction, de l’immédiat, de l’égoïsme de la jouissance. Au stade éthique, c’est l’amour véritable qui expérimente son sérieux et au stade religieux on atteint la valeur absolue de l’engagement qui est validée par le mariage. Religieux évidemment le mariage, mais c’est Kierkegaard et nous sommes au XIXème siècle !

Sur cette base, je suis allée lire la deuxième partie de L’alternative (Ou bien Ou bien) et plus particulièrement le début intitulé « La valeur du mariage ».

Qu’est-ce que le vrai amour ?

Le narrateur s’appelle Wilhelm, il est assesseur (fonctionnaire juridique pour faire très bref). Il est marié et très heureux de sa situation. Wilhelm décide d’écrire une longue lettre à un de ses amis qui, sans être contre le mariage, a une très forte tendance à s’en moquer et défendre les plaisirs des premiers amours, de ces moments du tout début où l’on est dans la phase de conquête. L’ami, qui ne sera jamais nommé sous un autre nom, est un don juan, qui une fois la conquête accomplie considère que l’amour disparaît. Alors le mariage, ne lui en parlez pas !

kierkegaard valeur du mariageLe mariage serait monotonie, ennui, dénué de volupté et au final dépourvu de toute beauté, de toute esthétique. Le seul mariage qu’il soutiendrait serait celui où le couple vivrait dans la même maison mais pas ensemble comme deux célibataires qui se séduisent toujours en conservant leur mystère, cela fait parfaitement écho à cet article croisé dernièrement (la force des coïncidences ! D’autant plus que l’article n’est pas si récent).

Bref, face à cet ami, Wilhelm l’assesseur heureux en ménage, décide de défendre la valeur du mariage et particulièrement sa valeur esthétique. Non le mariage n’est pas dénué de beauté, et l’amour conjugal n’est pas moins beau que l’amour romantique, bien au contraire. Il « est possible de garder l’esthétique même dans la vie quotidienne ».

Défendre le premier amour et la séduction permanente, penser que l’amour cesse une fois le cœur de l’autre conquis c’est prendre le début pour la fin. Et au-delà de son ami c’est un peu le reproche que fait Kierkegaard aux récits chevaleresques qui s’arrêtent une fois que le guerrier a dépassé les obstacles et retrouve sa belle : « il n’est pas vraiment besoin de beaucoup d’art pour en arriver là, pourvu que les premières flammes de l’amour soient données (…) en revanche, il faut de la réflexion, de la sagesse, de la patience pour surmonter l’ennui qui suit d’ordinaire l’exaucement du désir. » Qu’aurait-il dit des Disney ou des comédies romantiques ?!

Premier(s) amour(s) vs amour conjugal

Le vrai défaut du premier amour c’est son immédiateté nous dit Wilhelm, certes on éprouve une sensation d’éternité, « les amants sont profondément convaincus qu’ils forment entre eux un tout parfait, à jamais à l’abri du changement », mais si on ne passe pas à un stade supérieur c’est très instable car « la tâche consiste à conserver l’amour dans le temps ».
Et « conserver l’amour dans le temps » ne veut pas dire essayer de trouver des raisons, des « parce que » au mariage et à l’amour conjugal. L’amour est premier dans l’amour conjugal, on ne se marie parce qu’on veut des enfants, parce qu’on a peur de la solitude ou pour toute autre raison. En cela, Wilhelm rejoint son ami qui s’amuse à demander aux gens pourquoi ils se sont mariés et se moque de leurs raisons raisonnées. Pour Wilhelm, l’amour est la substance du mariage et il est premier. On ne s’aime pas parce qu’on est mariés, on s’est mariés parce qu’on s’aime.

Donc le mariage est bien au niveau du premier amour en termes de beauté, l’amour est premier. Mais la force du mariage est qu’il dépasse l’immédiateté, il obéit à la loi du mouvement. Le mariage « s’élabore dans le temps », ce que l’ami appelle la monotonie, l’ennui de l’habitude est au contraire pour Wilhelm ce qui lui donne sa temporalité à l’amour conjugal et pose son caractère historique. C’est aussi par là qu’on apprend à connaître l’autre et qu’on peut aimer vraiment. En effet « pour aimer vraiment il faut savoir ce que l’on aime », les secrets et mystères du début ne sont pas de l’amour pour notre assesseur, mais ses prémisses.

La force « historique » du mariage

Chercher sans cesse les joies des premiers amours vantées par l’ami, ce n’est finalement que du désespoir, la recherche effrénée de la répétition d’un même moment, un moment immédiat qui ne pourra jamais s’inscrire dans le temps. A contrario la force de l’amour conjugal (et du mariage) réside dans le fait qu’il trouve son ennemi dans le temps, sa victoire dans le temps, son éternité dans le temps » et il y a bien plus de courage et de force à conserver un amour qu’à le conquérir : c’est une « éternité d’où le temporel n’a pas disparu comme moment idéal, mais où il est constamment présent comme moment réel », et c’est en ça que c’est beau ! Donc mariez-vous et faites vivre votre amour !

Alain Badiou, Éloge de l’amour

C’est quoi l’amour ?

Des ennemis à l’amour ?

éloge de l'amourL’expérience de l’amour est une construction de vérité. Oui tout simplement ! En tout cas, c’est la thèse qu’Alain Badiou soutient dans son Éloge de l’amour. Répondant aux questions de Nicolas Truong, il développe son idée pour redonner ses lettres de noblesse à l’amour.

Selon lui, l’amour est menacé par deux ennemis : la sécurité et le confort. Ces ennemis sont notamment représentés sur les sites de rencontres qui, pour lui, reprennent les éléments d’un mariage arrangé. Cette fois ce ne sont plus les familles qui posent les règles cherchant le profit financier ou social d’une union, mais le principe est le même : on ne laisse pas de place au hasard ni au risque en connaissant beaucoup de choses de la personne avant même de la rencontrer. C’est la position d’Alain Badiou et on peut la remettre en cause mais continuons.

Une définition de l’amour ?

Le vrai intérêt de Badiou est de proposer une définition de l’amour comme une expérience universelle et pourtant très concrète. Certes, l’amour est universel car on ne compte pas les exemples d’êtres amoureux, mais ici c’est plus que ça. La portée universelle de l’amour est présente en ceci que l’amour permet d’expérimenter le monde du point de vue de la différence et non de l’identité. L’amour part toujours d’une séparation, car il est la rencontre de deux personnes différentes, dotées de subjectivités différentes. En cela, « l’amour ça traite d’abord d’un Deux ». Mais d’un Deux qui se rencontre. Et c’est seulement à partir de cet événement contingent et hasardeux que s’enclenche le processus qu’est l’amour, au sens d’expérience du monde du point de vue de la différence.

Alain Badiou défend l’amour au-delà de la rencontre romanesque, au-delà du « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Pour lui, l’amour est justement ce qui arrive après le mot « fin » des contes. L’amour, c’est cette construction, cette « aventure obstinée » parfois difficile, parfois proche du miracle qui s’inscrit dans la durée. On pourrait presque reprendre ses mots pour revenir sur son avis sur les sites de rencontres : passée la rencontre, événement contingent à un site de rencontre, un groupe d’ami, une attente à la boulangerie, tout couple fait l’expérience de l’amour dans la durée. Quel qu’ait été le vecteur de la rencontre, l’expérience du monde via le Deux est toujours présente et la construction de cette expérience s’inscrit dans le temps et dans un effort constant pour continuer à examiner le monde du point de vue de la différence et non de l’identité.

Ainsi, « le vrai sujet de l’amour est le devenir du couple et non la satisfaction des individus qui le composent ».

Alain Badiou, Nicolas Truong, Éloge de l’amour, Flammarion, 2009